Dans un décor de bohème...

Je pris place et regardai l'oeuvre que me montrait Alessa. un peu suprise cependant par l'allure du tableau. Je ne le connaissais pas, celui-là.

" Donne-moi tous les détails que tu peux, du plus important, au plus anodin. Tout ce que tu juges utile, je veux le connaître. "

"Euh...ça me fait penser...au film "Scream"..."

Désolée ! Réaction assez prévisible pour une fille de mon âge. J'aimais bien les films d'horreur du début du siècle.

"Et ben...y'a un homme...chauve...sur un pont au dessus d'un gouffre...qui crie...qui crie parce qu'il a peur...et on dirait qu'il fuit les deux types en arrière-plan..."

Je me sentais un peu bête, sans doute à raison.

Alessa ne fut pas très ravie de constater la pauvreté en matière d'observation de son élève.
Mais les choses étaient ainsi. Elle-même avait dû commencer comme ça.

" Tu ne peux rien me dire de plus ? C'est assez primaire comme description... Parle-moi de l'ambiance qui se dégage du tableau, ce que ça t'inspire, ce genre de choses, d'accord ? "

Elle espérait qu'Alicia pourrait lui en dire davantage. Elle avait du talent, c'était indéniable, mais s'il consistait uniquement à dessiner sans rien savoir faire d'autre autour, ça restreindrait énormément son potentiel.

" Il faut que tu puisses me parler de tout et n'importe quoi à propos de cette oeuvre, même si tu ne la connais pas, ni elle, ni son auteur. Plus tu apprendras à observer les travaux des autres, plus tu pourras t'en inspirer pour améliorer les tiens, tu comprends ? "

" Tu ne peux rien me dire de plus ? C'est assez primaire comme description... Parle-moi de l'ambiance qui se dégage du tableau, ce que ça t'inspire, ce genre de choses, d'accord ? Il faut que tu puisses me parler de tout et n'importe quoi à propos de cette oeuvre, même si tu ne la connais pas, ni elle, ni son auteur. Plus tu apprendras à observer les travaux des autres, plus tu pourras t'en inspirer pour améliorer les tiens, tu comprends ? "

Je baissai les yeux. Je pouvais sentir la déception d'Alessa.

"Ben...l'ambiance qui se dégage de ce tableau c'est la peur, je pense. Le ciel orange, le paysage dévasté, ça fait un peu cauchemardesque. En fait, quand je regarde ce tableau je me dis que j'aimerais pas y être. Et...c'est à peu près tout ce que ça m'évoque."

Alicia avait baissé les yeux. Et ce simple geste fit remarquer à Alessa qu'elle avait peut-être trop laissé parler sa déception.

" J'étais en train de marcher le long de la route avec deux amis - le soleil se couchait - soudain le ciel devint rouge sang – j'ai fait une pause, me sentant épuisé, et me suis appuyé contre la grille - il y avait du sang et des langues de feu au-dessus du fjord bleu-noir et de la ville - mes amis ont continué à marcher, et je suis resté là tremblant d'anxiété - et j'ai entendu un cri infini déchirer la Nature. "

Alessa pris appui contre la table et avisa son élève.

" C'est une note d'Edvard Munch qu'il a associé à cette oeuvre. J'imagine que tu peux déjà facilement faire le lien entre les deux.
Regarde, les deux personnages du fond... - à ces mots, elle désigne les silhouettes noires à l'arrière-plan -, ils ne poursuivent pas l'homme qui crie, au contraire, en fait: ils s'en éloignent. Ne penses-tu pas que si l'homme qui crie était poursuivi il ferait autre chose que de rester immobile à crier comme une fillette ? "

Elle esquissa un sourire amusé, puis reprit :

" Tu dis que le tableau t'évoque le cauchemar et la peur. Je suis d'accord, mais pas complètement... Enfin, disons, pas avec la notion de 'peur'. En général, les artistes qui veulent faire ressortir la peur ne font pas des courbes ondulées pour la retranscrire, tu me suis ? Ils font des choses plus cassées, plus sèches et tranchantes.
Ici, moi, ce que ça m'inspire, c'est le vertige, le malaise. L'incompréhension même. La peur, elle ne se reflète que dans le personnage qui crie. Parce que quand les gens crient, c'est en général soit qu'ils ont mal, soit qu'ils ont peur. "

Elle déposa ensuite une main sur la photographie de l'oeuvre, et la mis tête à pied.

" Maintenant, le ciel est en bas. Qu'est-ce que tu peux me dire concernant le choix des couleurs du ciel et de la terre ? "

Une fois la photographie mise à l'envers, ça devenait déjà plus évident. Ce qui était le ciel représentait désormais la terre, orangée, et ce qui était la terre devenait le ciel, bleu sombre tirant vers le noir.
Edvard Munch avait tout simplement inversé les couleurs, pour augmenter cette impression de vertige. Et maintenant qu'Alessa avait parlé du vertige à Alicia, elle espérait qu'elle tirerait cette même conclusion avec facilité.

Je fixai le dessin une seconde fois, un peu honteuse de ne pas avoir la vision d'Alessa sur cette oeuvre. Et puis je remarquai quelque chose d'autre.

"En fait, on dirait que les couleurs du ciel et de la terre sont inversées..."

Je me tus. C'était idiot, j'allais me faire taper sur les doigts.

Alessa ne pu réprimer son sourire quant à la réponse de sa nouvelle élève. Satisfaite, elle acquiesça :

" Bonne réponse. L'artiste mélange tout, inverse tout, déforme tout. Tu as une quelconque idée de pourquoi il fait cela ? "

Edvard Munch était un homme étrange et rongé par la maladie en fin de vie. Ca, Alicia l'ignorait sans doute, pourtant, c'était quelque chose d'important qu'Alessa, peut-être, aurait pu lui dire.
Edvard ne comprenait pas le monde, pour lui, rien n'avait de sens, et il se perdait dans cette immensité que rien ni personne ne pouvait lui expliquer.
Cette oeuvre-là en était la preuve formelle. Si bien, qu'il en avait peinte bien plus d'une version... Cette image là le hantait.

" Imagine-toi un enfant qui ne comprend pas encore très bien les choses : il dessinerait les vaches dans le ciel, les montagnes à l'envers, et offrirait au ciel une limite alors qu'il est infini... Tu me suis ?
Ici, c'est exactement la même chose. Munch est comparable à un enfant. "

Je hochai la tête, la lumière commençait à se faire.

"Oui. En fait, c'est comme un mauvais rêve, ça n'a pas de cohérence. C'est le cauchemard d'un gosse. ça en rajoute au malaise que ça dégage. Un cauchemard, c'est quelque chose d'inexorable, qu'on ne peut que subir jusqu'à ce qu'on se réveille. Et en fait c'est ça, il ne peut rien faire, il ne peut que crier."

Je devais donner l'impression de ne pas avoir fumé que la moquette.

Une réponse plus que satisfaisante. Alessa sourit à son élève, puis hocha la tête.

" Exactement. Quand, comme moi, on travaille dans la reproduction d'oeuvres, il est important de savoir les déchiffrer et les comprendre. Dans ton cas, le mieux serait simplement de bien te mettre dans la tête qu'une oeuvre qui reflète ton intérieur, qu'il soit confus, ordonné, beau ou moche, c'est toujours plus intéressant et réussi qu'une oeuvre dans laquelle il n'y a aucune émotion.
C'est pour ça que je te fais bosser ce tableau, d'ailleurs. J'aimerais, si tu en as le temps et l'envie, que tu essaies de la reproduire pour moi. Ca te permettra de découvrir de nouveaux tracés et de nouvelles méthodes, mais aussi, et surtout, à travailler sur les émotions. C'est le plus important, et ça ne pourra que t'être bénéfique à l'avenir.
Qu'en dis-tu ? "

Alessa esquissa un pâle sourire, puis termina une fois pour toute son verre. Elle espérait grandement que son élève accepterait son marché. Car en effet, ça lui serait très bénéfique de savoir retracer des sentiments sur papier, quels qu'il soit. Et le mieux pour y parvenir restait encore de s'entraîner en s'inspirant d'oeuvres déjà existantes.

Je me mis tout de suite à bosser sur le dessin. Ce n'était pas facile, mais pas impossible non plus. Le personnage central me sembla le plus facile à faire. Finalement, je dus gommer pusieurs fois avant de réussir à restituer l'expression de panique. Il me fallut une bonne demie-heure pour finir. Fière de moi, je montrai le résultat à Alessa.

"Alors ? Verdict ?"

Alicia n'eut pas à se le faire répéter. Aussitôt que son enseignante lui eut demandé de reproduire cette oeuvre, elle se mit au travail, sans mot dire.
Il était évident qu'elle était une élève appliquée. Et le fait qu'elle travaille ainsi sous les yeux d4alessa lui permit de mieux observer ses techniques. Elles étaient plutôt bonnes, mais tout son don reposait dans son coup de crayon. Et elle ne doutait plus que même avant d'intégrer les Beaux Arts elle devait avoir un sacrément bon coup de crayon, peu importe les techniques, les courants et les artistes.
Elle l'observa ainsi tout son travail durant, sans mot dire, enfermant la petite pièce dans le silence. Elle ne voulait pas lui dire les erreurs qu'elle faisait, ni les bonnes choses. Pour l'instant, elle se contentait d'observer ses esquisses. Et c'était plutôt bon.
Lorsqu'elle vit que son élève était sur le point de terminer, elle se saisit d'une petite feuille et prit quelques notes dessus.
Puis, lorsqu'Alicia lui présenta son travail fini, elle l'avisa quelques instants, puis opina.

" C'est plutôt pas mal pour une première représentation. Je suis plutôt satisfaite, très bien. Je vais te donner quelques devoirs, maintenant, si tu n'y vois pas d'inconvénient. Je ne vais pas pouvoir te garder plus longtemps, tu m'en vois désolée, mais j'ai un rendez-vous important pour le travail.
Tiens. "

Elle lui tendit alors le bout de papier sur lequel elle avait griffonné son adresse ainsi que les différents métros à prendre pour y venir, puis son numéro de téléphone. Au dessous, une liste d'oeuvre et leur artiste.

" Roméo et Juliette devant les tombeaux des Capulets, d'Eugène Delacroix, la Madone d'Edvard Munch et les Amours de Paris et Hélène de Jacques Louis David. J'aimerais que tu travailles dessus, et me ramène ça quand tu auras terminé, ça te va ? "

Je rougis légèrement quand Alessa me complimenta sur mon travail. Je pris la papier qu'elle me donna. ça faisait beaucoup, mais j'étais bien capable de passer du temps là-dessus, quitte à laisser un peu de côté les cours à l'académie.

"Ok ! Sans faute ! Je reviendrais dès que j'aurais fini."

Je rangeai mes affaires et mis mon sac à l'épaule.

"Bon ben à la prochaine alors. C'est super !"

Je lui serrai la main.

Alessa afficha un sourire amical à sa nouvelle élève.

" Prends ton temps pour les terminer. Ah, tiens, si tu veux, je vais te laisser mon mail, dans le cas où tu aurais des questions, des soucis, ou quoi que ce soit. Hésite pas à m'en faire part, d'acc ? "

Elle récupéra le papier, rajouta son adresse puis le redonna à Alicia.
Après cela, elle se dirigea vers un gros coffre en bois massif déposé dans un coin de l'atelier, l'ouvrit, et en sortit une boîte en métal forgé d'où elle récupéra une aquarelle format A5 qu'elle tendit à Alicia.

" Tu pourras donner ça à M. Schellinger de ma part, s'il te plaît ? Ah, et au passage... Si tu veux repasser avant d'avoir terminer tout le travail, n'hésite surtout pas. Et... Pour les reproductions, je ne te demanderai que de me faire les esquisses au graphite, d'accord ? T'embêtes pas avec la peinture. Pour l'instant, on est dans la phase "j'apprends des autres". Allez... File ! Et reviens-moi vite. "

Elle lui adressa alors un clin d'oeil complice, puis la raccompagna jusqu'à la porte, deux étages plus bas.
Malgré ses airs canins, cette petite était un sacré petit morceau... Et... Elle était douée. Peut-être cela prenait-il plus d'importance aux yeux d'Alessa que sa race.