En flagrant délit

J'aimais bien la nuit, toute la ville se métamorphosait à la tombée du jour. Le Paris nocturne était vingt fois plus intéressant pour un flic comme moi, c'était là que tout se passait. Et le bois de Boulogne faisait partie de ces endroits où pouvaient se côtoyer le plaisir et l'horreur. N'était-ce pas ici que j'avais assisté à l'exhumation d'une fosse commune creusée par les chasseurs ?
Je revenais à l'instant de voir les prostituées. Non, pas comme vous l'imaginez ! Quand j'étais tout jeune flic, je participais souvent à des patrouilles et des interventions dans le bois de Boulogne. Contrairement à ce que la plupart des gens s'imaginent concernant la présence de policiers dans le bois de Boulogne, nous n'étions pas là pour rafler les prostituées, mais plutôt pour les protéger. Car des femmes seules dans un bois, il arrivait souvent qu'elles se fassent agresser. Cette protection n'avait rien d'officiel, mais nous avions tous un certain respect pour ces femmes, souvent plus pudiques qu'on ne l'imaginait, qui luttaient pour assurer leur subsistance. Nous faisions un tour des coins fréquentés par les femmes de joie et leurs clients, vérifions que tout allait bien, parlions un peu. Parfois nous embarquions un client trop entreprenant, un maquereau qui revendiquait sa part de bénéfice, ou tout simplement une prostituée qui s'affichait trop dans la partie "publique" du parc. Et avec le temps, j'avais gardé l'habitude de passer certains soirs faire une petite ronde officieuse. Elles me connaissaient toutes, et elles savaient que je ne leur attirerait pas d'ennuis. Non, moi je préférais m'en prendre aux vrais criminels, et dieu sait qu'il y en avait beaucoup. Quand je serais à la retraite (du moins, si je vivais jusque-là), il faudrait que j'écrive un livre sur la vie nocturne du bois de Boulogne.
Je revenais donc de ma visite de courtoisie. Rien à signaler ce soir. Un type s'était montré un peu trop entreprenant, mais en me voyant arriver il avait vite mis les voiles. Je traversai les bois pour revenir aux sentiers battus et rentrer chez moi. Mais il y avait cette femme...
Elle était debout, cachée derrière des buissons, en train de surveiller une plaine. Elle me tournait le dos, sans doute ne m'avait-elle pas repéré. Je m'approchai en faisant le moins de bruit possible. Elle avait une drôle d'allure. Elle portait un long manteau noir. C'était sans doute à cause de mon métier, mais les longs manteaux me rendaient nerveux. Il était facile d'y cacher une ou plusieurs armes. Certains arrivaient même à cacher des armes longues sous les pans de leur imperméable. Je fis un peu le tour, en restant à bonne distance. Elle portait des lunettes de soleil, en pleine nuit ! Quel intérêt ? à moins que ce ne soient de ces lunettes infrarouges camouflées. Était-ce une chasseuse ? Je me dissimulai derrière les fourrés pour l'observer discrètement, prêt à bondir.

Un homme approcha. Était-ce un rendez-vous secret à la faveur de la nuit entre deux trafiquants ? Apparemment, il n'était pas attendu, car lorsqu'il tapota l'épaule de la jeune femme qui se croyait dans Matrix...

-Hey, z'auriez du f...eueueueu !

...Elle se retourna d'un bond et envoya au malheureux une décharge de tazer qui l'envoya par terre. Je n'avais rien contre les gens qui apprenaient à se défendre seuls, j'étais bien placé pour savoir qu'on ne pouvait pas mettre un policier derrière chaque citoyen, mais là ça devenait une agression. Dire qu'il y avaient des gens qui se plaignaient de l'usage du tazer par les forces de police, mais c'était bien plus dangereux entre les mains d'un civil que de n'importe quel policier !

-Police ! Lâchez votre arme et mettez les mains en l'air ! criai-je en dégainant mon arme et en m'extirpant du buisson.

J'avais de la peine pour le type étendu par terre (on ne le dira jamais assez : fumer nuit à la santé, il serait peut-être temps que j'arrête...), mais au moins ça me fournissait un prétexte pour interpeller cette femme dont mon instinct me soufflait qu'elle avait quelque chose à se reprocher.
J'approchai prudemment, sans lâcher l'inconnue du bout de mon canon. Je posai deux doigts sur la gorge de l'homme pour voir s'il était toujours en vie. Il aurait été con qu'il soit cardiaque et fasse un infarctus. Par chance, il était secoué mais vivant.

La jeune femme lâcha un autre juron et fit un bond quand elle entendit l'exclamation que tous les gens un tant soit peu hors-la-loi redoutent d'entendre un jour :

" Police ! Lâchez votre arme et mettez les mains en l'air ! "

Un homme roux, d'une quarantaine d'années, la pointait avec une arme. Mauvaise situation...
Plusieurs images défilèrent dans sa tête comme des flashes. Elle songea à la bombe lacrymogène dans sa poche gauche. Au spray au poivre dans sa poche droite. A la dague dans une poche intérieure. Aux munitions dans une autre poche intérieure. Et bien évidemment, au holster autour de ses épaules qui abritait deux jolies armes chargées...

L'homme s'approcha, la tenant en joue comme si elle était la plus dangereuse des criminelles. Ce n'était peut-être pas faux, mais pour le moment elle pouvait encore se débrouiller pour ne pas trop en donner l'impression. Le flic pris le pouls du malheureux fumeur, mais il ne fit aucun commentaire.
D'une voix inquiète, elle demanda :

Il est pas mort hein ?

En attendant la réponse, il ne fallait surtout pas que le policier l'approche de trop près. Elle avait levé les mains en l'air, mais n'avait pas encore lâché son tazer. Après tout, qu'est-ce qui lui prouvait qu'il était vraiment flic ? Après tout, qu'est-ce qui l'empêchait de poser la question ?
Elle le fit d'une voix mal assurée et toujours inquiète, comme sous le choc, comme si elle avait du mal à croire que tout cela soit réel.

Vous... vous êtes vraiment de la police ? Vous avez une... plaque, ou quelque chose ?

-Il est pas mort hein ? demanda la jeune femme

Ce n'était sûrement qu'un bête accident. Mais justement, le fait qu'elle soit stressée au point de tazer un homme rien que parce qu'il l'avait surprise pouvait vouloir dire qu'elle avait quelque chose à se reprocher. Je n'étais pas du genre à tirer des conclusions hâtives, mais un vieux flic a malgré tout une certaine tendance à se fier à son instinct.

-Jetez votre arme ! lui répétai-je en insistant, mon pistolet toujours pointé sur elle

Elle avait levé les mains, mais gardait toujours son tazer. Si, comme je le soupçonnais, c'était une chasseuse, mieux valait ne pas m'approcher d'elle tant qu'elle aurait une arme (même non-létale) en main. Déjà que même désarmé un chasseur restait dangereux, mieux valait ne pas prendre de risques inutiles.

-Vous... vous êtes vraiment de la police ? Vous avez une... plaque, ou quelque chose ?

Allons bon ! La voilà qui me défiait, maintenant. Petite effrontée ! Il était vrai qu'un policier pouvait être tenu de montrer sa plaque pour procéder à une interpellation, mais je préférais autant que possible garder les deux mains libres. Plusieurs de mes collègues avaient déjà reçu un coup en traître pendant la demi-seconde inattention pendant laquelle ils prenaient leur badge dans leur poche. Sans quitter les mains de la bonne femme des yeux, je pris mon badge dans ma poche, le lui présentai suffisamment longtemps pour qu'elle voie que la parte de police était authentique, puis la rangeai.

-Maintenant, lâchez votre arme ou je devrais tirer.

Dans la police, nous étions tenus de faire au moins deux sommations avant d'utiliser notre arme, sans quoi nous risquions par la suite de faire l'objet de poursuites (bien que dans certains cas il vaille mieux recevoir un mois de mise à pied qu'une balle dans le ventre), et là on pouvait dire que le compte était plus que bon.

Elle semblait éprouver des remors, voilà qu'elle commençait à paniquer. Au passage, ça ne ressemblait pas à une chasseuse de se mettre à pleurnicher comme ça. Mais Après, elle pouvait très bien jouer la comédie. Restait à voir si elle avait d'autres armes sur elle.

-Calmez-vous ! Je sais ce que c'est qu'un tazer. Vous, par contre, vous devriez savoir que si on en utilise un sur une personne cardiaque on est sûr de la tuer, et qu'en donner un coup à quelqu'un sans qu'il y ait légitime défense est considéré comme une agression. Enfin, il est vivant, vous n'aurez des ennuis que s'il décide de porter plainte.

L'homme devrait s'en sortir sans séquelles. Par précaution, je demanderais tout de même une ambulance lorsque j'appellerais les renforts.

-En attendant, je vous emmène au poste. Tournez-vous que je vous passe les menottes.

Je m'approchai d'elle, les bracelets d'acier à la main, mon arme toujours braquée sur elle, l'esprit en alerte. Je n'aimais pas procéder à des interpellations seul dans des lieux aussi peu sécurisés qu'un bois. J'espérais juste qu'elle n'avait pas de complices cachés.

-Oh non, non, s'il vous plaît, me faites pas ça, je vous jure que c'était un bête accident !
Je ne le ferai plus, je vous le promets, je vous donnerai ce que vous voulez mais m'embarquez pas...

La jeune femme eut un mouvement de recul et tenta de se justifier. Elle devait pourtant se douter que moins elle serait coopérative et plus j'allais m'accrocher. Elle avait baissé les bras, ne prêtant plus attention à mon injonction. Il y a une chose que tout le monde devrait savoir : il ne faut toujours garder les mains en l'air tant que le policier qui vous interpelle ne vous a pas donné la permission de les baisser. Sans prévenir, je lançai ma main gauche en avant et lui attrapai le poignet gauche. CLAC ! Premier poignet attaché. Je la tirai vers moi et la fit pivoter en lui faisant une clé de bras. Je rangeai mon arme dans mon étui rapide pour avoir la main libre, et attrapai rapidement son bras droit. CLAC ! Deuxième poignet attaché. Ma suspecte avait maintenant les mains menottées dans le dos. Ce truc m'avait pris des années d'entraînement, mais je ne regrettait pas de l'avoir appris.

-Dois-je voir là une tentative de corruption ? Désolé, mais accident ou pas il y a une procédure avec laquelle on ne transige pas. Maintenant tenez-vous tranquille, n'aggravez pas votre cas !

Je la retournai pour pouvoir la fouiller. Menottée comme elle l'était, je ne risquais pas de me faire poignarder. Et si elle tentait quoi que ce soit, je n'aurais sans doute pas de mal à la maîtriser. Avant qu'elle ait pu protester, j'ouvris son imperméable.

-Tiens tiens, qu'avons-nous là ?

Le manteau de la jeune femme était un vrai arsenal. Divers gadgets et couteaux étaient rangés dans les pans, de façon à être rapidement accessible, et les deux holsters d'épaules croisés contenaient chacun une arme de poing. Victoire ! J'avais soulevé une chasseuse ! Alors maintenant, est-ce que j'appelais les renforts, ou bien je m'occupait personnellement de son cas ?

Je ne fis pas attention à la réponse empreinte de mauvaise foi de la jeune femme. Son compte était bon. Je pensai d'abord la faire disparaître moi-même, mais je n'étais pas encore tout à fait sûr. Elle ne collait pas exactement au profil du chasseur, il y avait quelque chose de différent chez elle. Non, je préférais être sûr avant de faire quoi que ce soit, c'était encore ce qui me différencierait toujours d'un criminel. Je sortis donc mon téléphone portable et appelai les renforts en donnant mon nom et mon numéro de matricule.
Très vite arrivèrent une voiture de patrouille avec deux agents et une ambulance. Le fumeur fut emmené à l'hôpital, la fille fut arrêtée et acheminée au commissariat, et je rejoignis ma voiture pour l'y rejoindre.